Rome, 331 avant notre ère : beaucoup de personnages haut-placés meurent en même temps et de la même manière… L’historien Tite Live est perplexe : s’agit-il d’une épidémie ou bien d’un empoisonnement collectif ?
La loi des séries
La question est d’autant plus importante que ce genre d’hésitations et d’accusations est assez fréquent à l’époque romaine. En 181 avant notre ère, alors qu’une grave épidémie frappe Rome, c’est la femme du consul, Quarta Hostilia, qui est accusée d’en être à l’origine et d’avoir organisé l’empoisonnement de son mari et de son entourage pour favoriser la carrière politique de son fils. Plus tard, en 189 de notre ère, l’historien Cassius Dion considère que l’origine d’une épidémie, qui fait à Rome plus de 2 000 morts par jour, est aussi à attribuer à des malfaiteurs et des criminels armés de petites broches enduites de poison mortel.
L’idée qu’un empoisonnement intentionnel soit à l’origine d’une épidémie est donc répandue. En 331 avant notre ère, la situation est un peu différente : des matrones romaines sont accusées d’avoir préparé et administré le poison. Certaines d’entre elles, prises sur le fait, sont forcées de boire, au centre de la ville et à la vue de tous, leurs breuvages mortels et meurent sur le coup. D’autres, au nombre d’environ 170, sont arrêtées et condamnées lors de ce qui constitue le premier procès pour empoisonnement de l’histoire de Rome.
« Comme les premiers personnages de la cité étaient atteints de maladies semblables et mouraient à peu près de la même manière, une certaine servante, se présentant devant Q. Fabius Maximus, édile curule, déclara qu’elle révélerait la cause de ce fléau public s’il lui garantissait que cette dénonciation ne lui ferait pas de tort. Aussitôt, Fabius fait son rapport de l’affaire aux consuls qui, à leur tour, en saisissent le Sénat : sur assentiment de cet ordre, on donna à la dénonciatrice la garantie demandée. Alors fût révélé que le malheur de l’État était dû à un crime de femmes, que des matrones préparaient les poisons et que, si l’on voulait la suivre aussitôt, on pourrait les saisir sur le fait.»
Épidémie ou empoisonnement criminel ?
Les historiens antiques sont perplexes et ne savent que penser. Nous-mêmes, historiens d’aujourd’hui, devons admettre, à vrai dire, que nous sommes tout à fait incapables de résoudre ces affaires vieilles de près de vingt siècles. Nous pouvons en revanche chercher à comprendre et à expliquer les raisons des hésitations des historiens antiques : qu’est-ce qui fait que Tite Live et Cassius Dion n’arrivent pas à trancher entre épidémie et empoisonnement criminel ? Il y a au moins quatre réponses possibles.
Deux maux,
mais plusieurs ressemblances
Un mal semblable
Dans les deux cas, le mal agit sur le corps sans le blesser, ses attaques sont invisibles et, dans la mesure où les analyses toxicologiques n’existent pas encore… impossible de faire la différence à l’œil nu !
Un même mode d’action
Dans la pensée des Anciens, un empoisonnement peut se dérouler par ingestion (au cours d’un repas ou d’un banquet), par contact avec un objet empoisonné, ou bien par inhalation. Or les médecins antiques pensent que c’est la mauvaise qualité de l’air qui peut causer les épidémies : les miasmes qu’il contient, à savoir les émanations à l’origine de maladies mortelles, sont inhalés lorsqu’on respire puis pénètrent dans l’organisme. Tout le monde tombe alors malade de la même manière, et au même moment : c’est l’épidémie ! Cette théorie, appelée « théorie des miasmes » ou « théorie miasmatique », est l’explication la plus fréquente pour rendre compte de l’origine des maladies communes à cette époque.
Un remède unique
Dans les deux cas, épidémie ou empoisonnement, pour mettre fin à la mortalité de masse, il faut avant tout faire appel aux dieux. Lors de l’épisode de 331 avant notre ère, Tite Live explique que, face aux soupçons d’empoisonnement, les Romains ont recours au rite du clauus, c’est-à-dire qu’ils nomment un dictateur chargé de planter un clou dans le flanc droit du temple de Jupiter pour ramener l’ordre et la santé dans la cité. Or nous savons que ce même remède était aussi utilisé lors de certaines épidémies, même en l’absence de tout soupçon d’empoisonnement.
Le mystère persiste
Épidémie ou empoisonnement criminel ? Pour les trois épisodes qui nous intéressent, impossible de le savoir… Mais on comprend bien, en revanche, la confusion et la perplexité des historiens : dans l’Antiquité, une épidémie n’est rien d’autre qu’une forme d’empoisonnement « naturel ». Seules l’origine du poison et l’intention de celui ou celle qui l’administre la distingue d’un empoisonnement criminel collectif : toutes choses extrêmement difficiles à constater et plus encore à prouver. Pas étonnant, donc, que les historiens s’y perdent !
Diane Ruiz-Moiret, doctorante, Université Lyon 2 – HiSoMa (Histoire et Sources des Mondes anciens) – UMR 5189, Sorbonne Université – EDITTA (Edition, Interprétation et Traduction des Textes Anciens)