Athènes, 5e siècle avant notre ère : le récit de la « peste » que l’on trouve au livre II de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse frappe par la précision des détails donnés. Il s’agit aujourd’hui d’un des textes antiques les plus célèbres sur les épidémies.
La postérité
du récit de Thucydide
Le livre II de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse connait une grande postérité. Au 1er siècle avant notre ère, il inspire des philosophes, comme Lucrèce, des historiens comme Denys d’Halicarnasse, ou encore des médecins comme Galien de Pergame. Sa célébrité dépasse même les frontières de l’Antiquité : Albert Camus l’a sous les yeux quand il écrit sa célèbre Peste, publiée en 1947.
Le regard de Thucydide sur l’épidémie
Qu’est-ce qui rend ce texte si célèbre, dès l’Antiquité et encore aujourd’hui ? Probablement l’extrême précision du discours de Thucydide, qui n’épargne pas au lecteur les détails physiques les plus crus. Il a d’ailleurs parfois été comparé à un «reporter de guerre», qui se doit d’être objectif et intransigeant. Alors qu’il a lui-même souffert de l’épidémie, Thucydide ne se lamente pas sur son sort mais adopte en réalité une écriture « clinique », qui se veut la plus directe et explicite possible, ponctuée toutefois d’effets dramatiques par moment. Il écarte par exemple une explication divine, couramment mise en avant à cette époque pour justifier l’apparition de maladies pestilentielles (en grec, loimos), c’est-à-dire contagieuses.
Une description précise
des symptômes
Thucydide explique la manière dont la pathologie s’abat sur chacune des parties du corps des malades. Elle les affecte d’abord au crâne pour finir par les frapper en leurs extrémités, mains et pieds, et sur les parties génitales.
Ce regard de la tête au pied est le même que celui des médecins de l’époque quand ils observent méticuleusement une pathologie.
Il est attentif au moindre signe : la texture de la peau des malades, sa couleur, la respiration des mourants, leurs mouvements incontrôlés, leurs envies, leurs troubles et enfin leurs crises de folie. Avec cette description précise des symptômes, Thucydide souligne aussi la vitesse de progression du fléau. Rapidement arrivée des contrées lointaines jusqu’à Athènes, la maladie y déploie immédiatement ses effets dévastateurs. Cette peste foudroyante conduit à une mort quasi certaine au 7ème ou au 9ème jour de la contamination. Cette virulence intéresse particulièrement l’historien qui est un observateur des crises sociales et de leurs déclenchements tout aussi brusques.
Thucydide semble près de comprendre que la maladie se transmet. Or, à cette époque, la contagion n’est pas encore théorisée, pas même dans la mouvance du grand Hippocrate, considéré traditionnellement comme le fondateur de la science médicale. Sans le dire explicitement Thucydide semble deviner que la contamination épidémique fait rage au cours de cette terrible année 430.
« En effet, le mal passait par toutes les parties du corps, en commençant par le haut, puisqu’il avait d’abord eu son siège dans la tête : si l’on survivait aux plus forts assauts, son effet se déclarait sur les extrémités. Il atteignait alors les parties sexuelles, ainsi que le bout des mains et des pieds : beaucoup ne réchappaient qu’en les perdant, certains, encore, en perdant la vue. Enfin, d’autres étaient victimes, au moment même de leur rétablissement, d’une amnésie complète : ils ne savaient plus qui ils étaient et ne reconnaissaient plus leurs proches.
Le caractère de cette maladie passa en effet toute expression : de façon générale, la dureté avec laquelle elle frappait chacun n’était plus à la mesure de l’homme et un détail révéla en particulier qu’elle était sans rapport avec les maux courants : c’est que les animaux susceptibles de manger la chair humaine, oiseaux ou quadrupèdes, malgré le nombre de cadavres laissés sans sépulture, ou bien n’en approchaient pas, ou bien, s’ils y goûtaient, en mouraient. »
Épidémie et désordre politique
Le désordre politique qui s’abat sur la cité d’Athènes à cause de la « peste » est tout aussi fulgurant que la maladie elle-même. Thucydide le qualifie d’« anomie » : les valeurs communes au groupe et les lois sont abandonnées et laissent placent au chaos.
Ce désordre politique conduit à deux ruptures. Celle des liens sociaux d’abord : par crainte de la contagion l’on évite tout contact. Celle des liens familiaux ensuite : en témoigne le terrible abandon des cadavres par leurs proches, jetés comme des déchets sur des bûchers funéraires allumés par d’autres familles. On voit surgir une profonde crise du rapport des hommes à leur espace et au temps. Les corps des morts côtoient ceux des vivants, sans plus de distinction entre eux, tandis que le présent focalise toute l’attention des rescapés, sans qu’aucun espoir ou la moindre idée d’un futur meilleur n’émerge.
En quelques pages à peine, le récit de Thucydide nous mène des souffrances du corps au désespoir des âmes et nous conduit de la dégradation physique à l’effondrement de la société.
Vivien Longhi, maître de conférences en grec, Université de Lille, HALMA (Histoire, Archéologie et Littérature des Mondes Anciens) – UMR 8164