Rome, 2e siècle de notre ère : l’essor de la toxicologie, c’est-à-dire l’étude des substances toxiques et des poisons, semble être à l’origine de l’émergence d’une nouvelle explication des causes de la « peste », qui peut dès lors être soignée par la thériaque.
Comment combattre le fléau ?
Les mesures sanitaires mises en place lors des épisodes de peste incluaient, jusqu’au 19e siècle, l’utilisation des feux. Cette représentation de la peste survenue en Russie en 1879 en est un bel exemple : au premier plan, la population abandonne le village et au second plan, les soldats allument les feux pour combattre la maladie.
Cette pratique est déjà attestée dans les sources gréco-romaines dès les premiers siècles de notre ère. À la même époque, la toxicologie, à savoir l’étude des substances toxiques et des poisons, connaît un essor considérable à Rome. Cet essor coïncide avec la propagation de la « peste antonine », au 2e siècle de notre ère, et pour la soigner les toxicologues prescrivent un célèbre contrepoison nommé « thériaque ». Constitué de plus de 50 ingrédients, cet antidote obtient rapidement le statut de remède universel, indiqué contre quasiment toutes les maladies, dont la « peste ».
La thériaque,
antidote miracle ?
L’auteur anonyme de la Thériaque à Pison, un traité datant probablement du 2e siècle de notre ère, propose une liste de maladies que l’on peut soigner par la thériaque : la « peste » y occupe une place importante. De plus, cet auteur fonde son argumentation en faveur de l’efficacité de la thériaque sur une analogie entre les pratiques sanitaires collectives bien établies depuis longtemps et la thérapie des malades individuels. En effet, ce texte compare la thérapie purificatrice par le feu, à l’échelle d’une ville, avec la thérapie individuelle par le « feu purificateur » qu’est la thériaque.
L’action bénéfique de la thériaque s’appuie sur la « théorie des miasmes », remontant à l’époque des traités hippocratiques désignant une soixantaine de textes médicaux écrits entre la seconde moitié du 5e siècle et la première moitié du 4e siècle avant notre ère. Selon la « théorie des miasmes », les épidémies sont provoquées par l’air ambiant devenu mauvais. Les miasmes renvoient en effet aux émanations toxiques inhalées lorsqu’on respire et qui sont à l’origine de maladies mortelles. Ainsi, tout comme le feu répare la corruption de l’air nous entourant, la thériaque répare la corruption de l’air que nous inspirons et se montre efficace contre les « miasmes individuels ».
La « peste » :
maladie et poison social
Cependant, soigner une infection par un antidote implique, au regard de l’observation des causes du mal, un rapprochement entre la maladie et le poison : l’épidémie se propagerait dans le corps social à l’instar de la circulation du poison à l’intérieur d’un corps malade. L’air souillé peut effectivement être imaginé comme un air empoisonné et c’est cette position qu’adopte Arétée de Cappadoce. Originaire de la région de Cappadoce en Turquie et médecin ayant probablement vécu et écrit au 1er siècle de notre ère, Arétée a écrit un traité intitulé Causes, signes et thérapies des maladies aiguës et chroniques.
Ce texte ne porte pas particulièrement sur les maladies contagieuses, mais alors qu’il aborde le cas plus précis de l’angine, Arétée fournit une explication pour la propagation de la fameuse « peste» d’Athènes . Cette représentation de la circulation de la « peste-poison » est compatible avec l’idée d’une transmission par contact et avec l’idée d’une transmission par les miasmes, inhalés dans le mauvais air.
De ce point de vue, Arétée n’est donc pas en conflit avec les idées de Thucydide, historien grec ayant vécu à Athènes au 5e siècle avant notre ère. Dans son récit de la « peste d’Athènes », qui se trouve au livre II de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide laisse entendre que la maladie se transmet par contact. Cette idée n’exclut pas pour autant la « théorie des miasmes » à laquelle vient se greffer, chez Arétée, l’explication toxicologique et l’idée d’une « maladie-poison ». Le texte d’Arétée nous donne ainsi l’occasion de voir comment un médecin de l’époque impériale procède lorsqu’il cherche à comprendre ce qui s’est passé à Athènes cinq siècles plus tôt : en effet, c’est un savoir médical renouvelé qui permet, aux yeux d’Arétée, de mieux appréhender un événement aussi impressionnant que la fameuse « peste d’Athènes ».
« […] certaines maladies ressemblent aux poisons et à cause de certaines fièvres les malades vomissent comme suite à l’ingestion des poisons. Ainsi, lors de la peste d’Athènes, certains ont cru, de façon tout à fait naturelle, que les Péloponnésiens avaient jeté des poisons dans les sources de Pirée ; en effet, les hommes n’avaient pas compris ce qui était en commun au mal pestilentiel et aux poisons. »
Divna Stevanović-Soleil, professeure de lettres classiques, Aix-Marseille Université, CNRS, TDMAM (Textes et documents de la Méditerranée Antique et Médiévale) – UMR 7292